Mon anniversaire
« Sans les cafés et les journaux, il serait difficile de voyager. »
Albert Camus, L’Envers et l’endroit
Hier j’ai eu cinquante ans
Et tant pis si je n’ai toujours pas
de Rolex au poignet
Je ne pense pas avoir raté ma vie pour autant
Cinquante ans l’âge de la sagesse est venu
Je ne perçois plus le monde
de la même arrogante manière
J’ai changé les autres me sont moins étrangers
voire beaucoup plus familiers
J’ai changé moins énervé
et surtout plus épanoui
Hier c’est à Palma que nous sommes allés en soirée
pour exalter les véridiques visages de l’existence
Et aujourd’hui c’est avec Luis que je fumerai mon Cohiba
Romeo y Julieta
divinement installé dans mon transat
au bord de l’une des quatre piscines
de l’Hôtel quatre étoiles Barceló Cala Viñas
Ce cigare c’est à Raphaël Monticelli
que je le dois
et mon initiation pareillement
je la lui dois
Raphaël s’y connaît question cigares
et j’avoue que j’éprouve toujours
un certain plaisir à suivre
ses conseils et à profiter
de son intelligente présence
Revenons à l’âge que j’ai
rentrons dans le vif du sujet
Cinquante ans c’est la maturité
la lucidité essentielle matérialisée
Mais c’est aussi le moment
où l’on vous passe des plats réchauffés
où l’on commence à redescendre les marches deux par deux
le moment où l’on se retourne pour regarder derrière soi
pour faire le bilan de tout le chemin parcouru
Cinquante ans et je suis un adulte
j’ai quitté ma peau d’adolescent
j’ai définitivement perdu mon pucelage
Et je suis là debout et vivant
à Palma de Majorque
Et cette fois je regarde devant moi
Tout est encore à inventer parfaire transformer
N’importe quelle vie est un coup d’épée dans l’eau
un amoncellement de hauts et de bas
une énumération de revers et d’avancées
N’importe quelle vie est compliquée
Le truc c’est de tenir le plus longtemps possible
contre vents et marées
Ici je suis plutôt comblé
Depuis l’enfance je rêvais des Îles Baléares
Dans ma jeunesse lisant Albert Camus
j’ai découvert Palma puis Ibiza
avec lui j’ai coudoyé
une sorte d’immobile tranquillité
Certes Camus ne reconnaîtrait plus les siens
Ici tout a tellement changé
Les lieux se sont remplis de nombreux immeubles ont poussé
Plages et criques sont entourées d’hôtels
Des Russes des Allemands ont envahi
l’espace réduit de l’île
Heureusement il reste des coins abandonnés et célestes
des montagnes escarpées des falaises des baies
et des pics offerts à la mer bleue
Heureusement il reste quelques reliefs inexplorés
quelques milliers d’oliviers aux troncs enchevêtrés
Il reste même comme ailleurs en Méditerranée
quelques instants d'extrême solitude
quelques petits bouts d’éternité
Camus a tant aimé ce pays
où désormais des Anglais viennent se saouler
afin d’enterrer leur vie de garçon
Camus ici a écrit tout son amour de vivre
Il devait avoir vingt ans
Car ce qui fait le prix du voyage c’est la peur.
Il brise en nous une sorte de décor intérieur.
Moi maintenant j’ai cinquante ans
Je ne sais toujours pas à quelle heure je suis né
Ma mère a depuis longtemps tout oublié
J’ai cinquante ans mais je ne suis plus
un égaré
Mais je ne suis plus un étranger
Et je retourne nager
et je retourne me baigner
[Magaluf, les 15 et 16 août 2013]
Thierry RENARD