L’évènement exceptionnel de la rentrée littéraire 2006 :
Les Bienveillantes
de Jonathan Littell
Grand prix du roman de l’Académie française 2006
Prix Goncourt 2006
(Gallimard, 903 pages, 2006, 25 euros – paru en collection Folio).
« Le désastre était déjà là et ils ne s’en rendaient pas compte, car le désastre, c’est l’idée même du désastre à venir, qui ruine tout bien avant l’échéance », Les bienveillantes, p. 410.
Une bombe est tombée sur la rentrée littéraire française 2006. L’habituel et consensuel ronron de la nomenklatura des beaux quartiers parisiens a vu ses plans s’effondrer en deux semaines, le temps que les deux premiers tirages du roman Les Bienveillantes soient épuisés. Quand j’évoque le terme de « plans », il s’agit plutôt d’affaires de boutiquiers sans imagination, ni passion, sinon celle de vendre du papier à la tonne, de faire figurer des écrivains, mieux des « écrivants », dans les médias, journaux, hebdomadaires et émissions télévisuelles devenues heureusement rarissimes tant le niveau intellectuel, littéraire touche le fond…
Un grand éditeur français encore indépendant, Gallimard, a eu le courage, revenant ainsi à ses origines dans le champ éditorial français, de publier une oeuvre de 900 pages, un roman qui détonne aujourd’hui dans la création contemporaine. Et qui fait sens de par le sujet qu’il aborde et le contenu du récit.
Ce roman n’est pas une fluette bobo, un roman psychologique des classes moyennes désorientées qui rêvent de ne rien faire – c’est-à-dire travailler – mais de consacrer leur temps de rentier à l’élaboration de livres afin de satisfaire leur ego dévastateur ; ce n’est pas non plus un consommé que l’on lirait et dont l’on ne se souviendrait plus de rien trois jours après une triste lecture… Ils sont en effet nombreux les auteurs qui écrivent, c’est beaucoup dire, du moins qui noircissent du papier pour faire semblant d’exister.
De nos jours, mieux vaut décrire les affres de générations blasées en quête d’émotion ou de trash plutôt que d’utiliser le roman comme moyen de réflexion et d’intervention sur le réel et comme un instrument de connaissances.
De quel sujet nous parle Littell ? La Seconde Guerre mondiale, au travers du parcourt d’un officier de la SS, notamment en Union soviétique. Parcourt d’un homme, d’une idéologie, d’une guerre qui a fondé le corpus du monde depuis 1945.
C’est un livre confession qui d’abord nous apprend beaucoup de choses, à l’heure où 45 % des Britanniques ne savent pas qui est Adolf Hitler, quand l’histoire même a été éradiquée dans l’enseignement primaire et secondaire, quand beaucoup de nos concitoyens ne connaissent pas la chronologie historique, quand l’anachronisme est la maladie infantile de presque tous ceux qui tâtent de la politique, de la philosophie, du journalisme, des idées…
Ce roman très documenté sur les abominations nazies sur le front de l’Est rappelle des faits, des dates, des lieux et des noms, ceux des responsables des innombrables crimes commis en Pologne, en Ukraine, Biélorussie et Russie soviétique. Littell met bien en évidence la spécificité du crime nazi, comparé aux crimes des staliniens ; l’élimination systématique des populations juives, des Tziganes, des malades mentaux, y compris en Allemagne, des homosexuels, et enfin, et il faut le souligner, de tous les Bolcheviques…
La guerre de Hitler sur le front de l’Est est avant tout une guerre contre le bolchevisme, pour le Lebensraum certes, mais c’est d’abord une guerre politique et une guerre raciste, génocidaire.
Littell connaît fort bien l’histoire de cette guerre, de 1941 à 1945, l’offensive nazie bloquée dans les faubourgs de Moscou et de Stalingrad. Ce roman est la mise en abîme de toutes les archives ouvertes depuis la fin de l’URSS, des œuvres de A. Beevor (cf. son Stalingrad) et du Livre noir établi à la demande de Staline par Ilya Ehrenbourg et Vassili Grossmann (cf. son édition chez Solin - Actes sud) sur les crimes commis par les nazis dans les zones occupées de l’URSS ; encore au milieu des années 1980, des villages totalement disparus étaient découverts par les historiens à partir des archives. Ainsi, en Biélorussie, ce sont plusieurs centaines de villages qui furent entièrement liquidés avec leur population par les armées nazies.
Au travers de son roman, Littell nous dit que le crime nazi est unique, de par l’ampleur des exécutions massives et de sa barbarie perpétrée à l’échelle de l’humanité.
Parfois, il est en effet nécessaire de rappeler la vérité historique contre les négateurs mêmes de cette vérité. Il devient aussi urgent de poser fermement, y compris par la loi (et c’est là la nécessité de la loi Gayssot en France), que ceux qui nient ces crimes sont passibles des tribunaux, puisque le phénomène négationniste est principalement né en France. Enfin, il est indispensable de hiérarchiser les faits politiques et historiques, de ne pas mélanger les genres. L’actualité internationale du mois de juillet 2006 (guerre au Liban entre le parti Hezbollah et l’armée israélienne, propos négationnistes du président iranien) montre les temps d’extrême confusion entre valeurs, principes et idéologies, comme le révèle le piège dans lequel se sont complètement empêtrés l’extrême gauche et une partie de la gauche de France (cf. l’excellent livre de Caroline Fourest La tentation obscurantiste, Grasset 2006, prix du livre politique de l’Assemblée nationale)…
Ceci dit, Littell évoque le parcourt romanesque du personnage principal, un nazi convaincu mais qui doit se confronter aux absurdités du système politique dans lequel il se débat, pour faire carrière et pour assurer la pérennité de son idéologie nazie. Une rupture psychologique a précipité le Dr. Maximilien Aue dans le camp nazi ; son histoire personnelle, ses manques affectifs, sa dérive sexuelle, ces faits font que l’auteur s’intéresse à un homme comme les autres, avec ses faiblesses, ses doutes, ses peurs (à Stalingrad), son cynisme… Car les nazis furent des hommes qui ont exécuté par centaines de milliers les enfants, les femmes, les vieillards juifs en Ukraine, selon une organisation méthodique, rationnelle.
Littell démontre que le système hitlérien préférait mettre en œuvre les plans de la SS plutôt que de consacrer l’essentiel des forces aux objectifs militaires. On passe donc du tout rationnel dans le massacre des innocents à l’irrationnel dans la conduite de la guerre. Et Littell de décrire une conférence entre les différentes composantes du régime nazi, policier, militaire, scientifique, afin de savoir si un peuple du Caucase est ou non de culture juive et, si oui, si elle peut être l’émanation du pouvoir communiste et un tremplin pour les partisans soviétiques. Les discussions et hypothèses levées par les philologues, anthropologues et linguistes sont quasi surréalistes dans un contexte de guerre à mort ; l’enjeu restant la vie ou la mort de quelques dizaines de milliers de personnes dont le sort dépend d’une décision raciale.
L’absurdité est parente du crime de masse. Littell énonce les actes, les faits, les preuves. La mécanique froide mise en œuvre, et en secret, au plus haut niveau de l’Etat, pour organiser les camps de la mort, avec pour auto-justification le remplacement des hommes partis aux fronts par des prisonniers (politiques, juifs, raflés) et la légitimation « naturelle » de l’antisémitisme nazi élevé au rang de principale valeur nationale du Volk allemand.
L’auteur évoque dans son roman la machine infernale de l’extermination. Les détracteurs de Littell pourraient souligner le fait que le héros du roman souhaite épargner la vie des prisonniers des camps de concentration. Mais là point d’ambiguïté ; ce n’est pas par humanisme que Aue veut éviter des morts inutiles, mais bien pour que ces êtres restent en vie pour garantir la bonne marche de l’industrie de guerre allemande menée par Speer…
Enfin, Les bienveillantes est un portrait d’un être qui a perdu son humanité, devenu maricide, après avoir été incestueux, criminel ; recherché par la police, ce dignitaire SS, protégé par des puissances bien réelles, verra son destin épargné par la justice.
Les scènes hallucinantes de la destruction de Berlin, la fuite éperdue devant l’armée Rouge, les morts accumulées traversent ce roman qui est un grand roman, le premier certainement en langue française depuis la mort de Sartre. Cela faisait plus de 25 ans qu’il n’y avait pas eu un tel choc dans la littérature française…
Et affirmer, comme l’a dit la plus « représentative » des écrivaines françaises, celle qui ne parle que d’elle et dont tout le monde s’en fout (il faut lire et relire avec délectation le chapitre qui lui est consacré dans le livre de Eric Jaulleau et Pierre Jourde, La littérature sans estomac, à l’Esprit des péninsules), qu’écrire sur ce sujet relèverait du négationnisme (cf. l’émission dominicale du 8 octobre 2006 de F.O. Giesbert sur France 5 avec comme invité Nicolas Sarkosy) démontre non seulement l’incompétence mais surtout la fracture fondamentale qu’ont les gens avec l’histoire récente en général. Comme s’il existait des sujets qu’il ne fallait pas aborder et sur lesquels il ne fallait rien dire, rien écrire, rien inventer. Cette attitude irresponsable, qui n’est pas digne d’un artiste, est balayée par cette première œuvre de Jonathan Littell.
Il restitue la vérité historique, il rappelle les faits précisément, avec les noms des grades, des unités de la Wehrmacht, des Einzatzgruppen, de la SS, des armées croate, italienne, roumaine, ukrainienne présentes aux côtés des nazies pour vaincre le bolchevisme. Il explique la tentation du crime absolu et la mécanique orchestrée du meurtre de masse.
L’extraordinaire talent de Jonathan Littell est de dire l’histoire, de remonter aux sources du mal absolu, de décrire précisément en faisant œuvre d’historien les mécanismes de la solution finale en faisant aussi et surtout œuvre de vérité quand des politiques, des historiens, des philosophes paraissent avoir oublié, au fil des décennies, les origines du désastre et son déroulement. Les morts ne parlent plus. Mais ils témoignent nécessairement, puisqu’il reste toujours des traces et que les tombes accusent et dénoncent les coupables.
Au travers du destin effroyable de son personnage principal, Jonathan Littell fait œuvre de romancier, bien que tout ne puisse être dit, décrit en un seul livre. Mais lui qui a connu les conséquences du génocide rwandais, des massacres dans les Balkans ou en Tchétchénie en travaillant pour des ONG, il sait que tout peut recommencer.
Jean-M. Platier