Le rescapé
Depuis le début je suis le rescapé de la vie
l’hiver froid m’a rejeté
car la terre enneigée et gelée
n’a pas voulu de moi
j’ai économisé beaucoup d’efforts au croquemort
aux ouvriers et au curé
le corps haché par les forceps
le nez le dos déchirés
j’ai gagné sur le fil le droit de venir
entier sur une scène sans décor
de revenir d’un martyr premier
dans le cœur de murs carrelés et blancs
Je suis le rescapé de l’enfance
celui qui attendait tout
dans le silence des regards du grenier
alors mon fief le plus cher le plus beau
où je vendais des livres aux pages arrachées déchirées
par d’autres mains contre un franc ou quelques centimes
un temps où le savoir était encore dans les livres
je faisais alors commerce de la liberté
Rescapé aussi des saints sacrements et des mensonges faciles
quand je me rendais malade pour ne pas aller nager
ou se laver car il faisait si froid
durant ces huit mois d’hiver jurassien
Jésus n’a pu marcher sur l’eau car je n’arrivais jamais à flotter
mis à part entre deux eaux
plus tard j’ai mieux saisi l’ampleur des théories de Marx
sur l’ineptie religieuse
aux millions de rescapés d’aujourd’hui
souvent j’assène qu’il faudrait sur terre un nouveau Lénine arabe
Depuis la sentence de mort prononcée à la naissance
j’ai mis pas mal de distance entre le faux et le vrai
et ai rêvé plus souvent qu’à mon tour
d’être un héros un projet pour l’humanité à moi tout seul
quand on est jeune on se laisse aller contre l’indifférence
et j’avoue ma gloire d’avoir vécu dans le vrai depuis cette connaissance
mais cela a bien duré trente ans c’est long bien trop long
pour la vie d’un seul homme
de s’être condamné dès la première adoration pour le camp de l’excellence
du martyr du mensonge
et c’est ainsi que je me retrouve l’un des rares rescapés de la révolution
plus seul moins apeuré mais vivant toujours de mes illusions
J’ai clamé haut et fort que rescapé
La montagne ne bouge pas
dans une langue d’extras de démesure
apprenant avec l’âge la portée des vers la partition des mesures
la magie des belles paroles et la langue noble des poètes
Car rescapé je fus de l’école et de ses milices arrogantes
c’était un temps où il ne faisait guère bon de venir du peuple
mais dans le même temps il fallait courber l’échine
pour réussir à partir à s’enfuir loin du corps des usines
Rescapé de l’armée affiché par la trahison
de mon peuple de ma classe corrompus
armé de masse du temps de la conscription
je fis le choix de ne pas vider le chargeur de mon pistolet mitrailleur
dans le ventre gras d’un capitaine désactivé
Rescapé un jour rescapé toujours
dans la chance magique des relations humaines
et du travail pour gagner à chaque pas le corps de sa vie
pour passer le temps et jouer aux gens importants
dans le commerce des relations et la comédie des mensonges
sans cesse prononcés contre le sens de la raison
Enfin rescapé de l’amour de ses détresses et des yeux crevés
devant l’évidence des désastres
seuls trois amis attentifs persévérés surveillant le corps parti
et la tête loin très loin trop loin
des frontières communes
j’ai écrit de longues détresses de pauvres poèmes nus
j’ai anticipé les faiblesses de vivre
malgré tout
de survivre au pire
de résister tout simplement
pour ne pas oublier le chemin des torts partagés
la catastrophe première
l’expérience de l’impossible
En 1984 je ne pus partir au Nicaragua
comédien d’opérette et soldat fragile
manier mitraillette et machette
terrassant buissons de café
pour le groupe scolaire Louis Aragon ouvert sur de nombreuses fenêtres
qui pourrait être dédié à Joël Fieux assassiné
En tant que rescapé de l’histoire présente
écrivant le dédale de quelques histoires oubliées
l’écrire le dire et le lire
c’est à la fois le vivre et le faire vivre
le faire comprendre
pour ne jamais oublier
et restaurer la permanente humeur des mondes libérés